En cette fin de mois d'août, deux débats animent l’opinion publique
colombienne : le mouvement social paysan dans le Catatumbo (au nord-est de
la Colombie, près de la frontière vénézuélienne) et la démission de
l’ambassadeur colombien à Washington. Ce qui réunit ces deux sujets
d’actualités sous une même problématique est sans doute la question de la
répartition des terres.
Le mouvement social du Catatumbo est alimenté par les revendications de
paysans (que le gouvernement centriste de Juan Manuel Santos accuse de cultiver
de la coca) qui aspirent à créer des zones de réserve paysanne. Le processus de
création d’une zone de réserve paysanne consiste à regrouper en collectivités des
paysans dépossédés de leur terre, pour demander une aide financière du type micro-crédit
à l´État et financer ainsi des infrastructures agricoles durables au sein de
terres non productives appartenant à l’Etat. Ces petites propriétés collectives
qui ressemblent aux kolkhozes soviétiques ne sont qu’un des volets de la
politique agraire colombienne qui vise à restituer les 5,5 millions d’hectares
dont les paysans ont été dépossédés et à fléchir ainsi la concentration des
propriétés agricoles dont le coefficient de GINI s’approche de 1. Or, dans
le Catatumbo, ces demandes se sont manifestées par des marches pacifiques qui ont
ensuite dégénéré lorsque des tirs à balle réelle[1] des policiers anti-émeute ont tué quatre personnes et fait une
cinquantaine de blessés parmi les manifestants[2]. L’affirmation de prétendus liens entre le leader
syndical César Jérez du mouvement Association Paysanne de la Vallée du fleuve
Cimitarra (ACVC) et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC),
principale guérilla colombienne fondée en 1964, s'inscrit dans le cadre d'une
campagne de discrédit du mouvement social paysan. Discrédit confus puisque les
accusations d’infiltration par la guérilla avancées par le même journal
(SEMANA) concernent un jour les FARC[3], un autre l’Armée Populaire de Libération (EPL)[4], guérilla maoïste concurrente des FARC.
Le gouvernement colombien ne se contente pas de s’opposer à l’octroi des
terres dont les paysans ont été dépossédés par des acteurs armés du conflit, il
propose une remise en cause de la loi colombienne des Baldíos, loi 160 de 1994 qui visait à limiter la concentration
des terres en restreignant la superficie des parcelles à un certain nombre
d’hectares par acheteur en fonction de la qualité du sol. En effet, lors de son
discours du 20 juillet devant le Congrès, le président de la République
colombienne, a annoncé qu’il envisageait la modification de la loi des Baldíos, loi qui stipule à l’heure
actuelle que les terres non-productives appartiennent à l’État et doivent avoir
une fonction sociale. Le journal de référence qu’est El espectador s’est procuré un brouillon de ce projet de loi et
révèle dans le numéro du 24 juillet 2013 qu’en cas de ratification de la loi,
les parcelles acquises avant 1994, pourront être regroupées et mises en
commun par un même propriétaire, laissant ainsi le champ libre aux groupes agro-industriels nationaux et étrangers. A la fonction sociale accordée par la
loi aux terres improductives aux paysans sans terre, le gouvernement préfère
désormais la fonction entrepreneuriale aux bénéfices de ces grands groupes.
L’agro-industrie n’a cependant pas attendu cette initiative du gouvernement
pour agglomérer des terres dans un pays ou la concentration des terres et la
faiblesse de l’État est à l’origine du conflit armé.
Selon la très documentée lettre publique du 11 juillet 2013 du sénateur
Jorge Enrique Robledo (Polo Democrático, gauche), la multinationale agro-industrielle
nord-américaine Cargill aurait
accaparé plus 52 000 hectares de terres paysannes destinées à la réforme agraire,
en violant ainsi la fameuse loi des Baldíos.
Cette acquisition, désormais reconnue comme illégale, aurait été facilitée par
les services du groupe d’avocats Brigard
& Urrutia Abogados. En effet, le groupe d’avocats, dirigé par l’actuel
ambassadeur de Colombie aux Etats-Unis, aurait mis en place un système d’achat
de terres avec deux intermédiaires. Le sénateur colombien cite en exemple une
parcelle qui aurait été vendue (de façon contrainte s’interroge
Robledo ?) 10 millions de pesos, soit 4000 euros, par un paysan à un
fond d’investissement Puerto Bello S.A. Ce
dernier aurait ensuite revendu la parcelle un mois plus tard 2 861 760 000
pesos, soit environ 1,2 millions d’euros et 286 fois la valeur de son prix
antérieur, à une autre société Perla La Vichada
SAS, propriété de … Cargill. Le
sénateur Robledo voit une double faute dans cette transaction complexe qui
n’est qu’un exemple parmi tous les achats litigieux réalisés par 35 sociétés
anonymes propriétés de Cargill. une
faute juridique car elle rend une même personne morale, la société Cargill Riopaila, propriétaire de plus
d’une parcelle, doublée d’une faute morale, car le paysan a été privé de 286
fois la valeur de sa terre.
Selon l’ouvrage Les FARC : une
guérilla sans fin ?[5]
du sociologue français Daniel Pécaut, l’inégale répartition de la terre et la
faiblesse de l’État sont à l’origine du conflit armé colombien. La guérilla s’est en effet fixée lors du manifeste
fondateur de Ríochiquito (1964) de confisquer « les propriétés
latifundistes », et « les
terres occupées par des compagnies impérialistes nord-américaines ».
Lorsque les guérillas qui étaient au nombre de 7 à la fin des années 1980 ont
décidé de négocier avec l’Etat pour devenir des forces politiques légales
jouant le jeu électoral, ce sont les éleveurs et entrepreneurs de Cordoba qui
les premiers ont dénoncé cette démarche comme étant un premier pas « pour
imposer la réforme agraire et noyer la campagne dans la misère » (El
tiempo, du 17 aout 1984). Selon le politiste colombien Mauricio Romero dans Paramilitares y autodefensas 1982-2003,
dans les phases de négociation entre l’Etat et les guérillas (sous le
gouvernement de Belisario Betancur en 1982 et 1986 et lors des débats de
l’Assemblée Constituante de 1991), les élites locales et la bourgeoisie ont
créé des groupes paramilitaires dans le but d’intensifier le conflit avec la
guérilla pour mettre fin à toute possibilité de reconversion des demandes des
guérillas dans le champ politique légal. Les paysans pâtissent doublement du la persistance
du conflit. Celui-ci instaure d'une part un climat d’impunité qui favorise
l’extorsion de terres, les économistes Carlos Felipe Gaviria et Juan Carlos
Munoz montrent d’ailleurs l’existence d’une relation positive entre le
déplacement forcé et la concentration de la terre dans la région rurale autour
de Medellín[6]. Les combats en milieu rural entre les différentes factions engendrent d'autre part des dommages collatéraux qui affectent principalement les petits agriculteurs.
A l’heure des négociations de paix à La Havane entre les FARC et le
gouvernement Santos, la réforme agraire semble être un préalable à la paix. Du
Catatumbo au scandale des baldíos attribués aux multinationales, l’État
colombien doit se montrer ferme dans ce projet de réforme agraire, en affirmant son autorité face
aux groupes agro-industriels, en dépit des incitations au « changement de
modèle agraire » prescrit par El
Espectador du 24 juillet, et solidaire avec les paysans sans terre en
répondant à leur demande de création de Zones de Réserve Paysanne.
[1] Reportage de Cine Latina, Canal ITV et de la Agencia Prensa Rural
publié par ZT blog Ocaña
[2] BELE P., 11 juillet 2013, « Colombie :
les morts de Catatumbo et les négociations avec les Farc » in « Blog
Regards Latinos », Lefigaro.com
[3] 6 juillet 2013, “Catatumbo:los correos que implican a líder de la
protesta”, Semana.com
[4] “Megateo el capo del Catatumbo”, Semana.com
[6] GAVIRIA C. & MUNOZ J.C. , 2007, “Desplazamiento forzado y
propiedad de la tierra en Antioquia, 1996-2004” in Lecturas de Economia n° 66