lundi 26 août 2013

La réforme agraire ou la guerre? La question de la réforme agraire au coeur des débats et du conflit colombiens


En cette fin de mois d'août, deux débats animent l’opinion publique colombienne : le mouvement social paysan dans le Catatumbo (au nord-est de la Colombie, près de la frontière vénézuélienne) et la démission de l’ambassadeur colombien à Washington. Ce qui réunit ces deux sujets d’actualités sous une même problématique est sans doute la question de la répartition des terres.

Le mouvement social du Catatumbo est alimenté par les revendications de paysans (que le gouvernement centriste de Juan Manuel Santos accuse de cultiver de la coca) qui aspirent à créer des zones de réserve paysanne. Le processus de création d’une zone de réserve paysanne consiste à regrouper en collectivités des paysans dépossédés de leur terre, pour demander une aide financière du type micro-crédit à l´État et financer ainsi des infrastructures agricoles durables au sein de terres non productives appartenant à l’Etat. Ces petites propriétés collectives qui ressemblent aux kolkhozes soviétiques ne sont qu’un des volets de la politique agraire colombienne qui vise à restituer les 5,5 millions d’hectares dont les paysans ont été dépossédés et à fléchir ainsi la concentration des propriétés agricoles dont le coefficient de GINI s’approche de 1. Or, dans le Catatumbo, ces demandes se sont manifestées par des marches pacifiques qui ont ensuite dégénéré lorsque des tirs à balle réelle[1] des policiers anti-émeute ont tué quatre personnes et fait une cinquantaine de blessés parmi les manifestants[2]. L’affirmation de prétendus liens entre le leader syndical César Jérez du mouvement Association Paysanne de la Vallée du fleuve Cimitarra (ACVC) et les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC), principale guérilla colombienne fondée en 1964, s'inscrit dans le cadre d'une campagne de discrédit du mouvement social paysan. Discrédit confus puisque les accusations d’infiltration par la guérilla avancées par le même journal (SEMANA) concernent un jour les FARC[3], un autre l’Armée Populaire de Libération (EPL)[4], guérilla maoïste concurrente des FARC.

Le gouvernement colombien ne se contente pas de s’opposer à l’octroi des terres dont les paysans ont été dépossédés par des acteurs armés du conflit, il propose une remise en cause de la loi colombienne des Baldíos, loi 160 de 1994 qui visait à limiter la concentration des terres en restreignant la superficie des parcelles à un certain nombre d’hectares par acheteur en fonction de la qualité du sol. En effet, lors de son discours du 20 juillet devant le Congrès, le président de la République colombienne, a annoncé qu’il envisageait la modification de la loi des Baldíos, loi qui stipule à l’heure actuelle que les terres non-productives appartiennent à l’État et doivent avoir une fonction sociale. Le journal de référence qu’est El espectador s’est procuré un brouillon de ce projet de loi et révèle dans le numéro du 24 juillet 2013 qu’en cas de ratification de la loi, les parcelles acquises avant 1994, pourront être regroupées et mises en commun par un même propriétaire, laissant ainsi le champ libre aux groupes agro-industriels nationaux et étrangers. A la fonction sociale accordée par la loi aux terres improductives aux paysans sans terre, le gouvernement préfère désormais la fonction entrepreneuriale aux bénéfices de ces grands groupes.

L’agro-industrie n’a cependant pas attendu cette initiative du gouvernement pour agglomérer des terres dans un pays ou la concentration des terres et la faiblesse de l’État est à l’origine du conflit armé.
Selon la très documentée lettre publique du 11 juillet 2013 du sénateur Jorge Enrique Robledo (Polo Democrático, gauche), la multinationale agro-industrielle nord-américaine Cargill aurait accaparé plus 52 000 hectares de terres paysannes destinées à la réforme agraire, en violant ainsi la fameuse loi des Baldíos. Cette acquisition, désormais reconnue comme illégale, aurait été facilitée par les services du groupe d’avocats Brigard & Urrutia Abogados. En effet, le groupe d’avocats, dirigé par l’actuel ambassadeur de Colombie aux Etats-Unis, aurait mis en place un système d’achat de terres avec deux intermédiaires. Le sénateur colombien cite en exemple une parcelle qui aurait été vendue (de façon contrainte s’interroge Robledo ?) 10 millions de pesos, soit 4000 euros, par un paysan à un fond d’investissement Puerto Bello S.A. Ce dernier aurait ensuite revendu la parcelle un mois plus tard 2 861 760 000 pesos, soit environ 1,2 millions d’euros et 286 fois la valeur de son prix antérieur, à une autre société Perla La Vichada SAS, propriété de … Cargill. Le sénateur Robledo voit une double faute dans cette transaction complexe qui n’est qu’un exemple parmi tous les achats litigieux réalisés par 35 sociétés anonymes propriétés de Cargill. une faute juridique car elle rend une même personne morale, la société Cargill Riopaila, propriétaire de plus d’une parcelle, doublée d’une faute morale, car le paysan a été privé de 286 fois la valeur de sa terre.
Selon l’ouvrage Les FARC : une guérilla sans fin ?[5] du sociologue français Daniel Pécaut, l’inégale répartition de la terre et la faiblesse de l’État sont à l’origine du conflit armé colombien. La guérilla  s’est en effet fixée lors du manifeste fondateur de Ríochiquito (1964) de confisquer « les propriétés latifundistes »,  et « les terres occupées par des compagnies impérialistes nord-américaines ». Lorsque les guérillas qui étaient au nombre de 7 à la fin des années 1980 ont décidé de négocier avec l’Etat pour devenir des forces politiques légales jouant le jeu électoral, ce sont les éleveurs et entrepreneurs de Cordoba qui les premiers ont dénoncé cette démarche comme étant un premier pas « pour imposer la réforme agraire et noyer la campagne dans la misère » (El tiempo, du 17 aout 1984). Selon le politiste colombien Mauricio Romero dans Paramilitares y autodefensas 1982-2003, dans les phases de négociation entre l’Etat et les guérillas (sous le gouvernement de Belisario Betancur en 1982 et 1986 et lors des débats de l’Assemblée Constituante de 1991), les élites locales et la bourgeoisie ont créé des groupes paramilitaires dans le but d’intensifier le conflit avec la guérilla pour mettre fin à toute possibilité de reconversion des demandes des guérillas dans le champ politique légal. Les paysans pâtissent doublement du la persistance du conflit. Celui-ci instaure d'une part un climat d’impunité qui favorise l’extorsion de terres, les économistes Carlos Felipe Gaviria et Juan Carlos Munoz montrent d’ailleurs l’existence d’une relation positive entre le déplacement forcé et la concentration de la terre dans la région rurale autour de Medellín[6]. Les combats en milieu rural entre les différentes factions engendrent d'autre part des dommages collatéraux qui affectent principalement les petits agriculteurs.

A l’heure des négociations de paix à La Havane entre les FARC et le gouvernement Santos, la réforme agraire semble être un préalable à la paix. Du Catatumbo au scandale des baldíos  attribués aux multinationales, l’État colombien doit se montrer ferme dans ce projet de réforme agraire, en affirmant son autorité face aux groupes agro-industriels, en dépit des incitations au « changement de modèle agraire » prescrit par El Espectador du 24 juillet, et solidaire avec les paysans sans terre en répondant à leur demande de création de Zones de Réserve Paysanne.


[1] Reportage de Cine Latina, Canal ITV et de la Agencia Prensa Rural publié par ZT blog Ocaña
[2] BELE P., 11 juillet 2013, « Colombie : les morts de Catatumbo et les négociations avec les Farc » in « Blog Regards Latinos », Lefigaro.com
[3] 6 juillet 2013, “Catatumbo:los correos que implican a líder de la protesta”, Semana.com
[4] “Megateo el capo del Catatumbo”, Semana.com
[5] PECAUT D., 2008, Les Farc : Une guérilla sans fin ?
[6] GAVIRIA C. & MUNOZ J.C. , 2007, “Desplazamiento forzado y propiedad de la tierra en Antioquia, 1996-2004” in Lecturas de Economia n° 66